Chapitre IV

Parvenues sur le seuil, Angelia et Cassandra se figèrent, éblouies par la beauté du spectacle qui s’offrait à leurs yeux.

L’ultime sanctuaire, réceptacle de la pierre philosophale, se présentait comme une vaste pièce circulaire aux parois revêtues de feuilles d’or et au sol couvert de dalles d’argent. Un bassin de marbre blanc empli d’une eau pure à la clarté lumineuse faisait le tour de la salle. Au fond, une porte creusée à flanc de montagne ouvrait sur un petit palier taillé dans la pierre que nul parapet ou garde-fou ne fermait. L’ouverture, qui laissait voir très loin au-dessus un ciel d’un bleu éclatant, donnait sur un vertigineux précipice dans lequel l’eau du bassin se déversait en cascades, bondissant de rocher en rocher dans un fredonnement vivifiant.

Au centre de la chambre se dressait une vasque, également en marbre blanc, que quatre statuettes de cristal perchées sur sa bordure semblaient avoir pour mission de protéger.

— Les esprits élémentaires veillent sur la pierre philosophale, dit Dolem à voix très basse, comme si elle ne voulait pas troubler la quiétude du lieu. Regardez ces statuettes, elles représentent les esprits vivant au sein des quatre éléments : la salamandre est l’esprit du feu, l’ondin celui des eaux, le sylphe est le génie de l’air et le gnome incarne la puissance de la terre…

— Mais où est la pierre ? l’interrompit Angelia avec fièvre. Je ne la vois nulle part !

Penchée sur la vasque, la jeune femme scrutait avidement le fond sablé de poudre d’or.

— Oh, mais je ne sais si je puis vous répondre, riposta Dolem d’un ton ironique. Je croyais que je n’étais plus d’aucune utilité…

Angelia lui décocha un regard furibond.

— Ne faites pas l’idiote, siffla-t-elle, j’ai toujours la vie de plusieurs otages entre mes mains.

Cassandra adressa une supplique muette à Dolem. Le sort de Megan, Jeremy et Julian était enjeu, il n’y avait pas à tergiverser.

Dolem s’approcha du bassin, effleura du bout des doigts la calme surface de l’eau transparente, et entama d’une voix profonde ce qui ressemblait fort à une invocation :

Univers, sois attentif à ma prière.

Terre, ouvre-toi, que la masse des eaux s’ouvre à moi.

Arbres, ne tremblez pas ; je veux louer le Seigneur de la création, le Tout et l’Un.

Que les cieux s’ouvrent, et que les vents se taisent.

Que toutes les facultés qui sont en moi célèbrent le Tout et l’Un.

À peine avait-elle prononcé ces mots qu’un léger bruissement se fit entendre. Une colonne de marbre de laquelle jaillissaient en arcs de cercle des filets d’eau limpide et scintillante émergea des profondeurs de la vasque. Au sommet de la colonne trônait un étincelant et majestueux oiseau d’or aux ailes déployées qui dardait les rubis qui lui tenaient lieu d’yeux sur l’entrée de la salle.

— Un Phénix, chuchota Dolem, la plus noble des créatures. Comme lui, la pierre philosophale renaît de ses cendres, puisqu’elle est de même nature que ce qui l’engendre. Le Grand Œuvre est le travail entier de la renaissance du Phénix. Mais la pierre peut également être assimilée au Christ qui meurt et ressuscite…

— Ce n’est vraiment pas le moment de faire un cours de catéchisme ! cingla Angelia. Où est la pierre ?

Sans répondre, Dolem caressa la tête du Phénix. Le bec de l’oiseau s’ouvrit alors et tout le monde retint son souffle : la pierre philosophale se dévoilait enfin à leur regard.

De la taille d’un poing fermé et de forme polyédrique, la pierre ressemblait à une escarboucle : d’un rouge à la fois éclatant et diaphane, elle brillait comme du verre en morceaux. Les doigts d’Angelia se resserrèrent sur ceux de sa sœur, et elle parut submergée par l’émotion. Lentement, elle fit deux pas vers la vasque, Cassandra à ses côtés, mais ne l’atteignit pas. Elle poussa soudain un gémissement en portant la main à sa nuque, et ses jambes se dérobèrent sous elle. Stupéfaite, Cassandra dut la retenir pour l’empêcher de s’effondrer sur le sol dur. Derrière elle se tenait Nicholas, un pistolet à la main et une expression féroce sur le visage. Il venait manifestement d’assommer la jeune femme avec la crosse de son pistolet.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? cria Cassandra, furieuse, tout en allongeant avec précaution sa sœur évanouie sur les dalles argentées. Votre geste inconsidéré pourrait coûter la vie à nos compagnons !

— Angelia Killinton a commis l’erreur de baisser sa garde quelques secondes, et j’en ai profité. Elle ne doit à aucun prix s’emparer de la pierre philosophale, vous êtes mieux placée que quiconque pour le savoir !

Cassandra baissa la tête et fixa le visage de sa sœur d’un air pensif. Puis elle se leva et se dirigea vers la vasque, suivie des yeux par Dolem et Nicholas. Elle hésita une seconde, tendit une main tremblante vers le bec du Phénix, et referma ses doigts sur la pierre écarlate ruisselante de lumière, qui s’avéra plus lourde qu’elle ne l’aurait supposé. De même, l’étrange odeur de sel marin calciné qu’elle dégageait la surprit.

— Personne ne devrait posséder cette pierre, murmura la jeune femme, personne ne la mérite…

Elle se tut et réfléchit intensément. Pour finir, elle parut prendre une décision et laissa tomber sur un ton de certitude inébranlable :

— Il faut la détruire, c’est la seule solution.

Nicholas et Dolem eurent un haut-le-corps, mais Cassandra n’y prit pas garde. Elle s’approcha de la porte creusée dans la paroi montagneuse et jeta un coup d’œil au gouffre qui s’ouvrait à ses pieds. Y jeter la pierre résoudrait tous les problèmes. Si elle ne le faisait pas, Angelia ne cesserait de vouloir s’en emparer, et tôt ou tard elle parviendrait à ses fins. Nicholas avait raison : l’œuvre de Cylenius ne devait pour rien au monde tomber entre les mains scélérates de sa sœur. Cassandra contempla la lourde pierre translucide une dernière fois, consciente de tenir un mythe dans le creux de sa paume.

— Ne faites pas ça !

Cassandra releva la tête et se tourna vers Nicholas qui la dévisageait avec inquiétude.

— C’est la meilleure chose à faire, Nicholas, vous le savez.

— Mon père n’aurait pas toléré un tel sacrilège… Il a travaillé trop dur et trop longtemps pour trouver cette pierre. Si vous la détruisez, vous briserez son rêve en même temps ! Tous ses efforts auront été inutiles et il sera mort pour rien !

— Je sais cela, répondit Cassandra avec calme, et j’en suis sincèrement navrée. Mais votre père a ouvert la boîte de Pandore, et c’est à nous qu’il appartient aujourd’hui de la refermer, aussi pénible que ce soit. Pardonnez-moi, Dolem, ajouta-t-elle en se tournant vers l’homonculus qui se tenait très droite près de la vasque, le regard fixe et le visage blafard.

— Songez aux vertus de la pierre, insista Nicholas. Elle a le pouvoir de soigner tant de gens, de sauver tant de vies ! Elle aurait pu guérir Andrew…

— Mais Andrew est mort à présent, dit Cassandra à mi-voix. Non, ce serait décidément trop risqué…

Elle leva le bras, prête à lancer la pierre dans l’abîme.

— Donnez-la-moi, Cassandra.

La jeune femme se statufia. Le timbre de la voix, métallique et dénué d’émotion, avait changé au point de devenir méconnaissable. Elle se retourna avec une lenteur exagérée, comme si elle savait déjà ce qui l’attendait et tentait de reculer cet instant le plus possible.

Nicholas se tenait devant elle, la gueule sombre du pistolet braquée sur sa poitrine.

Cassandra sentit sa gorge se serrer. La bouche sèche, elle articula péniblement :

— Nicholas, que faites-vous ?

— À votre avis ? Éloignez-vous de ce précipice. Et vous, ajouta-t-il brutalement à l’intention de Dolem, retournez à l’entrée de cette pièce et n’en bougez pas !

Une sensation de froid engourdissait peu à peu les membres de Cassandra, mais son cerveau fonctionnait avec une prodigieuse vélocité. Les pièces du puzzle s’emboîtaient à toute allure dans son esprit, et le terrible soupçon qu’elle nourrissait depuis plusieurs semaines menaçait de l’étouffer. La vérité qu’elle s’était obstinée à repousser lui creva les yeux, si lumineuse, si évidente, qu’elle en fut étourdie.

— Vous n’êtes pas Nicholas Ferguson, dit-elle d’une voix un peu rauque.

Il lui adressa un sourire amusé mais totalement dépourvu de chaleur.

— Mes félicitations pour cette déduction, Cassandra. Non, en effet, je ne suis pas Nicholas Ferguson. Le véritable Nicholas est mort le jour de notre première rencontre, assassiné conformément au plan élaboré par votre sœur. Quand avez-vous découvert le subterfuge ?

— Ce n’était pas très difficile, rétorqua la jeune femme en affectant une assurance qu’elle était loin d’éprouver en réalité. J’ai toujours eu le sentiment que quelqu’un renseignait Angelia et la mettait au courant de tout ce qui se passait au manoir. Mes doutes ont été renforcés lorsqu’elle a appris la trahison de Charles Werner et en a profité pour l’éliminer. Peu de personnes connaissaient le lieu et l’heure de mes entrevues avec lui, et je dois dire que je vous ai soupçonné en premier, même si vous m’avez ensuite désorientée en faisant porter les soupçons sur Andrew et Jeremy. J’avais raison en définitive : le traître, c’était vous.

Les lèvres de Cassandra tremblèrent au moment où elle prononçait ces derniers mots. Elle avait espéré jusqu’au bout avoir tort ; la vérité avait parfois un goût amer.

Nicholas haussa les épaules d’un air insouciant.

— Pauvre Werner… Il ignorait qu’Angelia avait décidé de jouer double jeu en plaçant un espion près de vous sans l’en informer. Cette femme est convaincue que la meilleure manière de comploter est de comploter toute seule. Werner a sous-estimé votre sœur et a payé cette faute de sa vie. Mais vous êtes en partie responsable de sa triste fin puisque vous avez commis l’erreur de me faire confiance. Quel effet cela vous fait-il ?

— Que m’importe la mort de Werner ? riposta sèchement Cassandra. Cet homme ne méritait pas de vivre.

Nicholas émit un petit rire sarcastique.

— On jurerait entendre votre sœur…

La jeune femme pâlit et regarda Angelia, toujours étendue sans connaissance.

— Alors ce plan était son idée…, murmura-t-elle pour changer de sujet.

Nicholas, ou quel que fût son nom, acquiesça.

— Bien entendu. Votre sœur est dotée d’une intelligence particulièrement machiavélique, et je dois reconnaître que son plan était très ingénieux. Lorsqu’elle a appris que Thomas Ferguson vous avait envoyé un de ses Triangles avant de mourir, elle a enquêté sur vous et découvert votre brillant passé de voleuse. Elle a alors été convaincue que vous pourriez l’aider à mener à son terme la quête de Ferguson. Dans cette optique, elle a eu l’idée de placer près de vous quelqu’un en qui vous auriez confiance, une personne qui lui rendrait compte de vos moindres faits et gestes et guiderait votre action de manière à ce qu’elle soit conforme à ses intérêts. Ainsi, sans le savoir, vous travailleriez pour le compte du Cercle du Phénix. Quelle ironie, n’est-ce pas ?

— Le plan était habile, en effet, reconnut Cassandra, car il y avait peu de chances que je soupçonne le fils de mon ami assassiné. C’est donc à Londres que vous avez pris la place du véritable Nicholas Ferguson ?

— C’est exact. Il était impossible de l’éliminer tant qu’il n’avait pas récupéré le Soleil d’or ; nous ignorions bien sûr à ce moment-là que, vous connaissiez également la cachette, sinon il n’aurait pas bénéficié d’un aussi long sursis. Une fois que Ferguson a eu l’objet entre les mains, je l’ai proprement exécuté. C’était Gabriel qui devait à l’origine se charger de son assassinat, mais Angelia l’a intercepté juste avant et lui a ordonné d’annuler la mission, me laissant ainsi le champ libre à Prince Street. Rappelez-vous, il vous a lui-même relaté son unique rencontre avec votre sœur. Comme il ne connaissait jamais l’identité de ses victimes, il n’a eu aucun soupçon lorsqu’il m’a rencontré plus tard sous le nom de Nicholas Ferguson, l’homme qu’il était censé devoir tuer.

Cassandra se remémora sa discussion avec Gabriel : « M. Werner m’avait confié une mission, mais une femme dont le visage était dissimulé par un voile m’a ordonné à la dernière minute de l’annuler. » Ces paroles étaient éclairées d’un jour nouveau à présent.

— J’ai ensuite dissimulé le corps de Ferguson dans la cave de la maison, et vous êtes arrivée juste après, poursuivit Nicholas. Je ne craignais pas d’être démasqué, car Ferguson ne vivait plus à Londres depuis des années. Personne ne le connaissait, et il paraissait donc peu probable que la supercherie soit découverte.

Cassandra luttait avec l’énergie du désespoir pour conserver une expression impassible et dissimuler la foule d’émotions qui l’étreignaient.

— Alors je ne suis pas arrivée à temps pour sauver Nicholas Ferguson…

— Non, il était déjà mort lorsque nous nous sommes rencontrés.

Une lueur sardonique brilla dans le regard sombre de l’imposteur.

— Ne culpabilisez pas, ma chère, ajouta-t-il avec une intolérable ironie. Ferguson ne pouvait échapper au destin que le Cercle lui avait tracé, mais je pense lui avoir rendu un bel hommage en jouant son rôle à la perfection. N’êtes-vous pas de mon avis ?

Une indomptable colère prit soudain possession du corps de Cassandra, qui balaya la salle des yeux dans l’espoir d’y trouver une arme.

— Le plan comportait une faille néanmoins, continua Nicholas sans attendre sa réponse. Il surestimait votre confiance en autrui. Nous n’avions pas prévu que vous cacheriez le Triangle récupéré en Ecosse dans un endroit connu de vous seule. Du coup, vous êtes devenue indispensable ; sans vous, nous n’avions plus aucune chance de découvrir la pierre de Cylenius. Je me suis beaucoup inquiété à la mort d’Andrew : vous sembliez perdre complètement la tête et j’ai cru un moment que l’on ne reverrait jamais ce maudit Triangle.

— Je comprends mieux votre sollicitude d’alors, lâcha Cassandra en se rappelant avec dégoût la gentillesse factice dont avait usé Nicholas sur la tombe d’Andrew pour la consoler.

Le sourire de Nicholas s’était élargi, dévoilant une rangée de dents parfaites ; cet homme était mille fois plus dangereux que Gabriel.

— Mais si cela peut vous consoler, ma chère, vous n’êtes pas la seule à avoir été bernée : votre sœur n’a jamais soupçonné mes intentions réelles.

— La trahir pour vous approprier la pierre philosophale… Quel homme méprisable vous faites ! lui jeta-t-elle sur un ton de défi.

— Vous vous trompez, assura Nicholas d’un ton désinvolte. Je me moque de la pierre. L’or et l’immortalité ne m’intéressent pas.

— Alors pourquoi ? interrogea Cassandra, à nouveau désarçonnée.

— Votre sœur n’est pas mon unique employeur. Je travaille pour une autre personne qui désire la pierre plus que tout.

Du coin de l’œil, Cassandra vit Dolem se raidir et crisper ses poings pâles.

— De quelle personne parlez-vous ?

— Navré, mais je ne suis pas autorisé à en révéler davantage, railla Nicholas. Revenons aux choses sérieuses, je vous prie. Donnez-moi la pierre.

Cassandra jeta un nouveau coup d’œil au gouffre, et Nicholas parut lire dans ses pensées.

— Si vous détruisez la pierre, je tue votre sœur, je tue Megan, je tue tous vos amis, sans l’ombre d’une hésitation ou d’un remords.

Il continuait à sourire, imperturbable, et Cassandra fut prise d’une folle envie de le gifler pour effacer ce rictus narquois qui étirait ses lèvres. Puis un atroce soupçon la transperça, et elle réprima un haut-le-cœur. Suffoquée, elle fixa Nicholas d’un air hagard.

— Étiez-vous au courant… de mon mariage avec Andrew ? balbutia-t-elle. En avez-vous parlé à Angelia ? A-t-elle… quelque chose à voir avec sa mort ?

Le sourire de Nicholas s’effaça, mais son expression était aussi indéchiffrable qu’un masque. Au bout d’un très long moment, il laissa tomber lentement :

— Le mieux serait que vous posiez la question directement à votre sœur, ne croyez-vous pas ? Trêve de bavardages à présent, donnez-moi la pierre, répéta-t-il en faisant un pas en avant.

Le ton de sa voix s’était durci. Cassandra recula, la pierre serrée dans sa main.

— Ne m’obligez pas à vous la prendre de force…

Cette fois-ci, le timbre était clairement menaçant.

Tout à coup, Nicholas bondit vers Cassandra et lui décocha un direct à l’estomac. Le souffle coupé, la jeune femme mit un genou à terre. Avant qu’elle n’ait eu le temps de se ressaisir, Nicholas la frappa de nouveau, et Cassandra eut l’impression que son visage explosait sous la violence du coup. À demi assommée, elle roula sur le sol et lâcha la pierre qui alla heurter le pied de la vasque. Cassandra demeura immobile de longues secondes, les paupières closes par crainte de la douleur. Lorsqu’elle se décida enfin à ouvrir les yeux, sa vue était brouillée par un filet de sang qui coulait de son front. Elle voulut porter la main à sa blessure, mais se figea en apercevant Nicholas debout devant elle. L’imposteur, qui la dominait de toute sa taille, braquait son arme sur sa poitrine.

— Ne craignez rien, Cassandra, vous ne mourrez pas seule. Angelia vous tiendra compagnie en enfer. Et vous, pas un geste ! cria-t-il à l’adresse de Dolem qui s’était légèrement avancée. N’approchez pas de la pierre !

Son regard croisa celui de Cassandra, et il lui adressa un sourire amical avant de lancer d’un air nonchalant :

— Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne nuit, très chère Cassandra.

La jeune femme ferma les yeux… et les rouvrit presque aussitôt quand Nicholas poussa un cri effroyable.

Angelia, qui avait repris connaissance, venait de lacérer de ses ongles effilés le visage de son complice et du sang coulait sur ses joues. Ivre de fureur, il se précipita sur Angelia et la jeta violemment vers le mur contre lequel elle s’affaissa avec une plainte sourde. D’un bond, Nicholas s’empara de la pierre et se dirigea vers la sortie, mais Angelia, déjà remise, le rattrapa et s’agrippa à lui sous le regard horrifié de Cassandra. Une lutte féroce s’ensuivit, Nicholas essayant de s’enfuir et Angelia s’acharnant avec une rage hystérique à récupérer la pierre. Soudain, il se dégagea d’elle et un coup de feu retentit. Angelia poussa un hurlement. Elle recula en se tenant l’épaule, vacilla sur ses jambes et tomba à genoux, les mains ensanglantées. Cassandra émergea de sa léthargie et accourut près de sa sœur tandis que Nicholas en profitait pour filer sans un regard en arrière.

— Ne t’occupe pas de moi ! rugit Angelia, écumante de rage. Tu dois le rattraper, il a volé ma pierre !

Sans prendre garde à ses vociférations, Cassandra examina la blessure de sa sœur ; la balle n’avait qu’effleuré l’épaule, mais le sang coulait à flots.

— Ne dis pas de sottises, ordonna-t-elle, et cesse de t’agiter. Ta blessure n’est pas mortelle mais il faut la soigner rapidement. En tout cas, tu choisis mal tes complices.

Angelia grimaça, de douleur ou de frustration.

— Ce renégat m’a été utile malgré tout. C’est grâce aux informations qu’il m’a fournies te concernant que j’ai compris que tu étais ma sœur disparue. Il n’empêche, si je le retrouve, je le tue. Où est Dolem ? demanda-t-elle, changeant subitement de sujet.

Cassandra se retourna, surprise. Dolem, qui s’était tenue près de l’entrée durant toute la scène, avait tiré profit de la confusion générale pour se volatiliser.

— Quelle importance ? Occupons-nous plutôt de toi.

Cassandra s’agenouilla près de sa sœur et entreprit de panser sa blessure. Elle avait presque terminé lorsqu’elle s’immobilisa brusquement. Qu’était-elle donc en train de faire ? Elle s’était jurée de mettre fin aux crimes d’Angelia en achevant la tâche commencée quinze ans auparavant, quand elle avait essayé de la noyer. L’occasion ne pouvait être plus favorable, sa sœur était totalement à sa merci dans ce sanctuaire coupé du monde… Sa respiration s’accéléra, et le soupçon qui l’avait traversée tout à l’heure revint à l’assaut, encore plus fort. Se pouvait-il qu’Andrew ne soit pas mort des suites de sa maladie, mais assassiné par Angelia ? Cette hypothèse était si monstrueuse qu’il lui était douloureux de l’envisager. Et pourtant, sa sœur était parfaitement capable d’un tel crime. Ce qui signifiait… qu’Andrew était mort à cause d’elle, Cassandra, sa femme. Pensée intolérable. Non, c’était impossible. Elle ne supporterait pas de vivre avec la disparition d’Andrew sur la conscience. Il fallait qu’elle sache, elle ne pouvait rester dans l’incertitude…

Elle se releva et recula d’un pas. Angelia leva les yeux vers elle d’un air interrogateur. La question brûlait les lèvres de Cassandra, mais elle n’eut pas le courage de la poser. À la place, elle lâcha durement :

— Je devrais te tuer ici.

Angelia ne baissa pas le regard.

— Fais donc, je t’en prie, mais ne manque pas ton coup cette fois.

— N’as-tu donc pas peur de mourir ?

— Tout dépend de tes projets d’avenir. Je préfère mourir plutôt qu’être à nouveau séparée de toi.

Un trou noir s’ouvrit devant Cassandra. Epouvantée, elle ferma les yeux. Elle venait de comprendre que jamais elle ne pourrait exécuter sa sœur, même s’il s’avérait que celle-ci était responsable de la mort d’Andrew. C’était tout simplement au-dessus de ses forces. Dans un moment de folie, poussée à bout, elle avait autrefois trouvé le courage de commettre l’irréparable, mais les circonstances étaient différentes aujourd’hui, et elle savait que la lâcheté et l’amour s’uniraient pour l’emporter. Une vague d’angoisse et de désespoir l’engloutit. Qu’allait-elle faire à présent ?

Angelia la dévisageait sans mot dire, balançant entre curiosité et inquiétude.

— Je ne pourrais pas te tuer, même si je le voulais, murmura enfin Cassandra. Tu le sais.

Sa sœur sourit et hocha la tête.

— Mais je refuse également que nous nous revoyions, ajouta Cassandra d’un ton plus ferme. Nos chemins vont se séparer ici.

Le sourire d’Angelia disparut et elle se remit péniblement debout.

— Ne dis pas de sottises, enjoignit la jeune femme d’une voix mal assurée.

— Je ne veux plus te revoir, insista Cassandra avec une cruauté qui lui déchira le cœur. (Dieu que ces paroles étaient pénibles à prononcer !) Tu devras te faire oublier, Angelia. Ne me fais pas regretter ma clémence.

La bouche d’Angelia se tordit en un rictus railleur.

— Ta clémence ? rugit-elle. Ne parle pas de clémence alors que tu me condamnes sciemment à une vie de torture !

Elle bondit vers sa sœur et lui emprisonna le poignet de sa main valide. À la place de ses yeux s’ouvraient deux abîmes de démence.

— Nous sommes destinées à demeurer toujours ensemble, tu ne peux lutter contre l’évidence !

— Je suis désolée, souffla Cassandra en se dégageant avec douceur de son étreinte. Je suis vraiment désolée… mais tu te trompes…

Elle recula vers la porte, puis fit volte-face. Abasourdie, Angelia ne put que pousser un cri terrible qui résonna longuement entre les murs du sanctuaire :

— Cassandra ! Cassandra ! Ne pars pas !

Cassandra mourait d’envie de se retourner et de serrer sa sœur dans ses bras, mais elle se contint. Certaines choses ne pouvaient être oubliées, et encore moins pardonnées.

Vaincue, Angelia s’effondra sur ses genoux, le corps secoué de sanglots hystériques. Elle était pitoyable, mais cela n’avait plus aucune espèce d’importance à présent. La seule personne qui ait jamais compté dans sa vie la repoussait, et elle avait le sentiment d’être enterrée vivante.

— Ne me laisse pas, ne me laisse pas…, psalmodiait-elle dans une litanie sans fin.

Peut-être sa peine aurait-elle été moins écrasante si elle avait su que sa sœur versait des larmes à l’unisson des siennes.

Le Cercle du Phénix
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